Patrice-Emery LUMUMBA : la tragédie du paradoxe

Lumumba est le type même du personnage tragique ; c’est pourquoi il est à la fois héros et martyr.

Héros et martyr parce que toute sa vie,  Lumumba a dû être  confronté  à des dilemmes  inouïs et  à  les transcender, en tant qu’homme de chair et de sang et en tant que leader.

1.   Le premier paradoxe est que contrairement à la majorité des « évolués » de son époque de religion catholique, Lumumba est protestant. C’est peut-être pour cela (et pour d’autres raisons inavouables…) que durant toute sa carrière politique, la hiérarchie catholique a été virulente à son égard, le traitant de « communiste » et donc de suppôt du diable…

2.   Lumumba  a été essentiellement un autodidacte, mais quelle force d’adaptation et d’ascension socio-intellectuelle ! Autodidacte, « évolué » et donc  séduit au départ et pendant longtemps par la culture occidentale.

3.   C’est peut-être en partie pourquoi Lumumba a été l’homme du grand large. La meilleure preuve est qu’il a quitté tôt son terroir tetela, et s’est engagé dans la profession et  dans la politique, principalement à Kisangani et à Kinshasa, qui sont des métropoles-carrefours  cosmopolites et multiculturelles. Et dans ces villes, Lumumba s’est attaché la sympathie des jeunes, et des jeunes « instruits ».  On se souviendra à Kinshasa des noms comme les frères Kanza, Elengesa, Mpolo, Okito, Nzuzi, Muzungu, Lokomba, Lutula Eugène, Lutula Edo, Henri Yoka,  Joseph Kabasele,  etc. On connait, entre autres compagnons de Kisangani, Finant. D’ailleurs la plupart de ces compagnons de lutte dont bon nombre de Kinois ont payé de leur vie leur fidélité à Lumumba et à ses idéaux.

4.   Lumumba est venu à la révolution sur le tard (grâce notamment à ses rencontres avec Sekou Touré ou N’Krumah à la fin des années ’50) ;  et  ce, par rapport à  un Kasavubu, très radical dès les débuts des années ’50 avec son Alliance des Bakongo.

5.   Le discours du 30 juin du premier ministre  Lumumba est resté emblématique et le point culminant  de la révolte anticolonialiste. Mais on n’oublie souvent deux indications plus ou moins inédites : d’abord ce discours volcanique a complètement occulté celui du  président  Kasavubu, qui du coup, apparaissait comme terne et compromettant ;  et  pourtant lorsqu’on relit ce texte de Kasavubu  ( ce que très peu de personnes, y  compris les professionnels de la culture et de l’histoire ont  fait…), c’est le seul qui évoque les perspectives de la promotion culturelle et des traditions culturelles endogènes. Finalement, en théorie et avec la distance historique nécessaire, ces deux discours sont complémentaires. Deuxième indication dont l’histoire parle  peu,  c’est qu’après le discours enflammé du 30 juin devant le Roi des Belges et avec les  réactions  indignées des officiels belges, Lumumba prononcera, lors d’un déjeuner offert aux officiels belges, une « allocution compensatoire » de compromis étonnant  (« au moment  où le Congo accède à l’indépendance, le gouvernement tout entier  tient  à rendre   un hommage solennel au Roi des Belges et au noble peuple qu’il représente pour l’action accomplie ici en trois quarts de siècle… »).

6.   La fin de Lumumba est hélas digne des tragédies classiques. Notamment la trahison fratricide digne de  Brutus (« si je meurs, avait prédit Lumumba, c’est qu’un Blanc  aura armé la main d’un Noir ») ; notamment également  cet épisode pathétique où Lumumba doit traverser la rivière Lomami, je crois,  en compagnie de sa famille restée sur l’autre rivage, mais aussi en compagnie de ses partisans  en tête de l’escorte déjà  au-delà de la rivière,   en fuite vers Kisangani, et poursuivi par les sbires de Mobutu.  Dilemme entre l’émotion et la révolution: rentrer chercher la famille en danger ou poursuivre la lutte ?  L’homme, le mari et le père de famille Lumumba, étreint par l’émotion,  est retourné  ‘’dans la gueule du loup’.

7.   Dernier paradoxe : Lumumba est un héros sans sépulture, sans trace ni lieu de vénération ; ce qui est contraire à nos  traditions agraires du culte d’enterrement et donc de la célébration des ancêtres. Comme disait un vieux notable lors de l’inauguration de la statue du héros à la place de l’Echangeur de Limete à Kinshasa: « aucun monument, si prestigieux soit-il, ne peut remplacer le culte de la terre ;  la terre se nourrit de notre putréfaction. Tant que le corps du héros ne sera pas retrouvé, tant que le culte des morts ne sera pas célébré, tant que la terre n’aura pas ‘’mangé’’ le corps, la malédiction  nous poursuivra en tant que peuple orphelin… »

8.   Leçons d’histoire : « Mort, a écrit Sartre, Lumumba  cesse d’être une personne pour devenir l’Afrique toute entière ». C’est pourquoi les tendances politiques actuelles de privatiser le mythe Lumumba au nom de la tribu ou de l’ethnie sont contraires à l’histoire et à la trajectoire exceptionnelle, panafricaniste  de ce leader plus que charismatiqueD’ailleurs le fait,  pour les autorités politiques,  d’avoir récemment baptisé son  village natal du nom de  ‘’Lumumbaville’’est à contre-courant de la logique historique…

Autre  leçon  de  l’histoire : nul n’est  prophète chez soi. En 1986, lors d’une mission au Brésil, un groupe d’artistes  m’a invité à visité une « favella’’, une sorte de  bidonville au flanc  de la colline surplombant l’océan. Les artistes m’ont conduit d’abord auprès de leur « Gardien du Temple »  du quartier. Et là, surprise ! Devant une sorte de tabernacle, trônaient  deux icônes côte à côte : celle de Jésus-Christ et celle de Lumumba. Le «  Gardien du Temple »  brésilien m’a expliqué que Lumumba représentait  le grand prophète de tous les Noirs de tous les continents. Le «  Gardien du Temple »  ne connaissait même pas la nationalité de ce grand prophète des Noirs…

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